Après quelques semaines de voyage intensif sur l’île méridionale de Kyūshū, j’ai réalisé une pause d’un mois et demi sur la moins visitée des quatre principales îles de l’archipel : Shikoku. Là-bas, au bord de la rivière Shimanto, j’ai travaillé dans une guesthouse à temps partiel en échange du gîte et du couvert. Cette longue période au même endroit était particulièrement adaptée au rythme de vie de l’île célèbre pour son pèlerinage ( 四国八十八箇所, Shikoku hachijū hakkasho), ses fruits (ゆず – yuzu et みかん – mikan), son poisson (カツオ – katsuo ou bonite), mais surtout pour être le lieu de retraite de nombreux japonais. Cet article sera sans doute un peu plus long que les précédents, mais comme je n’ai pas écrit depuis un bon moment et que j’ai beaucoup de choses à raconter sur la préfecture de Kōchi…
Genryu No Sato
Je tiens tout d’abord à remercier particulièrement Manon qui travaille au resort Genryu No Sato et qui m’a très bien accueilli au sein de cette grande étendue montagneuse où coule la plus pure des rivières du Japon. Elle est d’origine réunionnaise et vit ici depuis 2 ans. Elle s’occupe de gérer l’équipe de bénévoles et de nombreuses tâches au sein du resort. Elle et son patron, Aoki-san, gèrent ce lieu où de nombreux touristes viennent profiter du calme de la nature pour faire un barbecue et se ressourcer à l’abri du rythme effréné des grandes villes. Ils sont assistés depuis peu par Sakura, une jeune graphiste japonaise originaire de la préfecture d’Ehime au nord ouest de Shikoku qui a commencé sa période d’essai vers la fin de mon séjour. Pour compléter l’équipe, il y a les workawayers : généralement de jeunes étrangers, souvent munis du working holiday visa, qui, comme moi, viennent découvrir la campagne et le travail au Japon dans le même temps. Nous étions entre 2 et 5 travailleurs bénévoles, nous dormions dans un chalet, en haut du terrain du resort, et nous travaillions 4 heures par jour au maximum, 5 jours par semaine.
Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre concernant le travail au Japon. Pour cette raison, j’ai choisi un endroit annonçant un faible volume horaire, m’attendant à ce que cette durée soit allongée en fonction des tâches à réaliser. La réputation du Japon en matière de travail n’est un secret pour personne, et je m’attendais à être plus ou moins exploité d’une manière ou d’une autre. Rien de tout ça ne s’est produit, bien au contraire.
Durant une grande partie du séjour, nous étions 3 : Thomas, venu tout droit d’Australie, se fichant pas mal des mangas et poète nihiliste dans l’âme, Morgan, Français débarqué de Poitiers, profitant d’un break avant de reprendre ses études d’éducateur spécialisé pour découvrir la terre de ses fantasmes (et la nourriture épicée !), et moi, tentant de découvrir un Japon sortant des sentiers touristiques dont on nous rebat les oreilles et les yeux à grands coups de kawaii et de clichés éculés. Nous avons mis quelques jours à trouver notre rythme optimal de travail, mais passé ce temps d’adaptation, nous arrivions à abattre le travail demandé en moins de temps que ce qui était prévu. Nous avions donc encore plus de temps libre pour découvrir la région !
Week-end à Kōchi-shi
Nous avons d’ailleurs profité d’un week-end de 3 jours pour fêter mes 31 ans dans la ville de Kōchi. C’était l’occasion pour Morgan et Thomas de manger leur premier vrai rāmen dans un boui-boui au comptoir collant, bien loin des soupes aseptisées qu’on trouve ça et là le long des grandes avenues. Règle numéro 1 pour trouver un bon rāmen : demander à un vieux qui semble faire ses courses dans le coin !
« Sumimasen, koko no chikaku niwa oishii rāmen ga arimasu ka ? »
« すみません、ここの近くには美味しいラーメンがありますか。 »
« Excusez-moi, est-ce qu’il y a un bon rāmen près d’ici ? »
Généralement ça marche, et vous pourrez manger quelque chose de délicieux pour moins de 800¥. Je reviendrai sur le rāmen dans un article dédié un peu plus tard… Je dois encore en goûter quelques uns pour l’instant.
Le soir nous avons mangé dans une immense halle jonchée d’une quantité astronomique de restaurants en tous genres : hirome market (広めマーケット – littéralement « large marché »). Ici on peut manger de tout, même des escargots de Bourgogne. Les stands de katsuo no tataki (bonite juste saisie à la flamme) sont légion, de même que toute sorte de street food japonaise qu’on prend plaisir à déguster sur des grandes tables situées au milieu des allées (à condition d’en trouver une libre…).
Nous avons profité du stop à Kōchi pour visiter le château qui surplombe la ville et faire un tour sur le marché du dimanche qui s’étend le long d’une avenue de plus d’un kilomètre. Les commerçants sont nombreux et vendent de tout, des fruits et légumes aux couteaux et vêtements. On y trouve également un grand nombre de stands de street food. J’ai d’ailleurs pu goûter mon premier sakuramochi (桜餅), un gâteau de riz à la fleur de cerisier fourré au soja enroulé dans une feuille de shiso salée, un délice.
Le séjour s’est terminé par le soir de mon anniversaire que nous avons fêté dans un izakaya pratiquant le nomihoudai (飲み放題 – littérallement « tout ce que vous pouvez boire »). Pour faire simple, on paie une certaine somme, généralement autour de 2000¥, et on peut commander tout ce qu’on souhaite pendant deux heures, tant que c’est présent sur la carte. Ajoutez à cela un bouton posé sur la table permettant de passer commande à tout instant et la formule magique « koime kudasai » (濃いめください – « plus fort s’il vous plait ») lorsque vous commandez un shōchū, et vous obtenez la recette spéciale qui a valu à Morgan le pire lendemain de cuite de sa vie ! Ce court séjour fût donc un très bon moment partagé avec mes deux acolytes qui a soudé notre amitié et a rendu cette expérience encore meilleure.
Ken-san
De retour à Genryu No Sato, un midi, nous avons fait la connaissance d’un Japonais du coin qui a particulièrement marqué notre séjour : Ken-san. Ken-san est un octogénaire qui vit à 10 minutes de vélo du resort. Il a voyagé dans plus de pays d’Europe que nous trois réunis et malgré, selon ses dires, son manque d’intelligence (ce qui est complètement faux !), il étudie l’anglais à raison d’un cours par semaine dans la ville voisine. Il adore ces cours, y tient énormément, et met un point d’honneur à rencontrer autant d’étrangers que possible pour s’entraîner, pratiquer et échanger. S’il cherche parfois ses mots, il parle bien mieux anglais que je ne parle japonais et discuter avec lui était un vrai plaisir. Il nous a proposé de nous emmener faire le tour du coin dans sa Toyota Crown blanc crème, la voiture des taxis japonais, qu’il conduit prudemment à travers les routes étroites qui relient Nakatosa à Shimanto-chō.
Grâce à Ken-san, nous avons pu visiter le musée de Kappa, un yōkai malicieux qui s’en prend, selon la légende, principalement aux enfants et aux animaux élevés près des rivières. Kappa est un démon anthropomorphe de couleur verte, doté d’une bouche de grenouille ou d’un bec et d’un récipient sur le sommet de son crâne (sala, ou assiette) rempli d’eau. Si on le vide, le Kappa perd toute sa force et devient vulnérable. Cette faiblesse se doit d’être connue car s’il est aujourd’hui représenté comme un être plus mignon que vicieux, il avait jadis la réputation de noyer les enfants dans les rivières. Son autre faiblesse est son amour pour les concombre, la seule nourriture qu’il préfère à la chair fraîche des jeunes humains. C’est pourquoi, à une époque, il n’était pas rare de voir des concombre jetés par les riverains flotter dans les rivières pour protéger leur progéniture.
Il nous a également fait visiter un temple, et surtout sa maison et le bois qui la surplombe. Une magnifique demeure japonaise traditionnelle, construite en cèdre rouge japonais (杉 – sugi) et arborant des estampes sur les paravents qui séparent les pièces. Une fois à l’intérieur, on se croirait revenu bien des années en arrière, lorsque le béton n’existait pas encore.
Lorsqu’on rencontre quelqu’un comme Ken-san, qui a le cœur sur la main, l’envie d’échanger, de partager ce qu’il aime, on se sent reconnaissant et humble. Je me souviendrai toujours de cet homme de 86 ans crapahutant dans les sous bois, cisailles en mains, pour nous faire voir la source qui alimente sa maison et et les fleurs qui ne poussent qu’ici. Bien sûr, ça m’a personnellement ramené à l’époque où mes grands parents me faisaient découvrir leur monde avec leur expérience : la cuisine, la montagne, la campagne, le jardinage… Ca doit être ça « grandir » ou « vieillir » : découvrir des choses passionnantes, simples, et les partager par la suite. En tout cas c’est quelque chose qui me touche particulièrement et à quoi j’accorderai dorénavant encore plus d’importance.
La veille du départ de Thomas, nous avons invité Ken-san à manger avec nous sur notre jour de repos. L’Australien a fait un barbecue, le Français que je suis a préparé des crêpes (Morgan avait déjà quitté le resort pour travailler à Hokkaidō). C’était une bonne manière de le remercier je crois. Le poisson en papillotes et la viande grillée étaient délicieux, et les crêpes ont donné lieu à un concours de dessin alimentaire, ce qui a continué de détendre l’atmosphère.
J’espère en tout cas que Ken-san continuera à étudier l’anglais avec autant d’assiduité qu’il le fait depuis des années et qu’il viendra encore longtemps rencontrer des étrangers à Genryu No Sato. Ca fait partie des expériences uniques qu’on ne peut pas calculer lorsqu’on projette de séjourner quelque part et qui valent toutes les visites de temples du Japon.
Un peu plus à propos de Shikoku
Lorsqu’on se renseigne un peu sur Shikoku, on se rend vite compte que cette île n’est pas au même rythme que le reste du pays. Les routes sont peu nombreuses et étroites pour la plupart, la montagne est escarpée, les plaines quasi inexistantes et les supérettes ouvertes 24h sur 24 si présentes à Tōkyō se font rares. Je redoutais un peu ces aspects, craignant l’isolation après avoir beaucoup bougé en début de voyage. J’ai vite changé d’avis une fois au milieu de la montagne verdoyante, sans lumière la nuit pour polluer le ciel ni bruit alentour perturbant le chant des oiseaux. Seul l’écoulement de la rivière Shimanto ressort du silence paisible de la région.
En dehors du travail, il n’y avait pas énormément de choses à faire sur place. Ici, pas de salle de jeux vidéo, pas de monument ou de points d’intérêt célèbres à proximité immédiate à visiter, tout est loin et on est loin de tout. Sans voiture, on ne peut clairement pas faire grand chose dans ce coin reculé du Japon. Il y a bien quelques bus, mais ils ne circulent pas le dimanche, les horaires ne sont pas coordonnés entre les différentes lignes, et il est donc quasiment impossible de se rendre à Tosa-Kure, village de pêcheurs spécialisé dans la bonite, en une seule journée.
Cependant, pour plusieurs raisons, j’ai adoré rester si longtemps là haut, et je dois bien avouer que cet environnement me manque déjà beaucoup. En empruntant l’un des vélos du resort, je pouvais facilement faire une vingtaine de kilomètres pour me perdre sur les routes sinueuses et découvrir les paysages au gré de la lumière déclinante.
La rivière Shimanto est omniprésente. Toujours audible, plus ou moins fortement suivant la hauteur que l’on prend, elle reste comme un fil conducteur tout au long des balades. La nature est vivante ici. Lorsqu’il pleut, c’est pour 24h sans discontinuer. Ensuite vient le beau temps pour plusieurs jours. On assiste à une sorte de respiration de la Terre : les montagnes se gorgent d’eau, les vers de terre sortent et se promènent sur les routes, puis, quand le ciel se dégage et que les oiseaux recommencent leurs chants, la rivière restitue cette eau jusqu’à l’océan bien des kilomètres plus bas. Je n’aurais jamais pu observer ce phénomène en ne restant qu’une petite semaine ici, on s’en rend compte au bout d’une quinzaine de jours je dirais…
J’ai passé un temps infini à ne rien faire d’autre que de rouler jusqu’à un coin paisible pour profiter du temps qui passe et de la fin de journée en ce début de printemps. C’était une période des plus agréables. La floraison progressive des sakura du coin n’a fait que sublimer l’impression de beauté générale des lieux. Je ne sais pas si je pourrais réellement apprécier le hanami (花見 – pique-nique sous les cerisiers en fleurs) dans une ville après avoir vu les bourgeons éclore petit à petit tout autour de moi.
J’ai aussi pu parcourir un tout petit bout du pèlerinage qui fait le tour de Shikoku. C’est un long trajet de 1200 kilomètres passant de temple en temple, 88 au total, à travers les 4 préfectures de l’île. On voit régulièrement des pèlerins lorsqu’on se balade dans les environs. Ils arborent un chapeau typique et un bâton de marche. Nous avons marché durant seulement 2 heures sur le sentier mais il est clair que ce doit être un périple éprouvant : les sentiers ne cessent de monter puis de descendre, et si certains temples sont plutôt regroupés et permettent donc de se reposer plus facilement, il semble qu’il y ait des « zones d’ombre » assez vastes sans nulle part où se restaurer ni où loger. C’est en tout cas un des chemin de randonnée les plus célèbres du pays et il vaut vraiment le détour…
Si vous avez du temps devant vous, que les mégapoles japonaises vous tapent sur le système, que la nature vous manque, les alentours de la ville de Nakatosa sont faits pour vous. Le resort Genryu No Sato peut être une bonne étape d’ailleurs. Les tarifs sont bas (environ 3000Y par personne par nuit), Manon est aux petits soins avec les clients et Aoki cuisine des plats délicieux et abordables.
Je me demande tout de même ce qu’il va advenir de cette région. Je n’ai pas vu l’intégralité de Shikoku. J’y retourne en septembre prochain, mais dans une autre préfecture pour un petit mois, donc je pourrai mieux en parler à ce moment là. Mais une chose est sûre : plus que nulle part ailleurs dans le pays, la population est en déclin ici. Je n’ai pas souvenir d’avoir croisé une personne de moins de 60 ans travaillant aux champs. Les rares jeunes que l’on croise sont livreurs, ou infirmiers dans une maison de retraite. Les supérettes ferment les unes après les autres et l’école élémentaire de Nakatosa a été reconvertie en maison de retraite. Des maisons inoccupées sont bradées par les mairies. On trouve par exemple des demeures d’environ 120m² en bon état et avec un bon bout de jardin pour moins de 1 800 000¥ (soit aujourd’hui environ 15 000€). Il y a même des municipalités qui donnent certaines demeures abandonnées ou qui les louent gracieusement. Il arrive également de tomber sur des maisons abandonnées en plein cœur de la montagne.
Dire que le tourisme peut sauver Shikoku est à mon avis une erreur. Sans commerces de proximité il est compliqué d’attirer les voyageurs et les paysans participent grandement à la beauté de ce paysage. Ken-san, s’il n’est pas paysan, travaille tous les jours à l’entretien de son bois et de ses jardins. Il en est de même pour tous les habitants du coin. Pas un jour ne passe sans que les grand-pères et grand-mères du coin ne sortent pour s’occuper d’une butte de culture, un carré de fleurs, pour tailler un bosquet, pour ramasser des légumes, et ce du matin au soir. C’est une vraie agriculture à l’ancienne : où les machines existent mais sont des modèles réduits de ceux qu’on trouve chez nous et où les terrains parfois escarpés obligent le travail manuel.
Mais voilà, les jeunes fuient les campagnes, et ce depuis longtemps. Ils foncent en masse vers Tōkyō ou Ōsaka pour étudier puis travailler et espérer faire carrière dans un milieu toujours plus exigeant et stressant en échange d’un bon salaire. C’en est à un point tel que la municipalité de Tōkyō offre une prime de 3 millions de Yens à qui veut bien quitter la mégapole.
J’espère une seule chose : qu’un endroit comme Shikoku ne soit jamais transformé en plateforme touristique gigantesque aux mains d’une multinationale spécialisée dans l’aménagement bétonné et le sightseeing bus. Certains y voient l’espoir de re-dynamiser l’endroit, d’autres y voient une aubaine pour s’enrichir, mais après avoir vécu un court moment là bas, je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure des solutions.
Pour conclure ce long article, je dirais que si parcourir Yakushima fût une expérience hors du commun bien que trop courte, ce séjour sur Shikoku est pour l’instant le coup de cœur de ce voyage. Il me reste encore beaucoup de temps à passer au Japon et j’ai déjà vécu d’autres expériences fortes, mais cette immersion en pleine nature, et surtout la douceur de la vie sur cette île resteront pour moi inoubliables et uniques.
Finalement, le vrai luxe du voyage, c’est peut être de pouvoir prendre son temps…